ETRE, PARAITRE, TRANSPARAITRE
Jean-Pierre Martinez, sémiologue
I - L’étymologie de la transparence
L’origine du mot «transparence» est... transparente. Attesté depuis le moyen-âge, «transparence» vient du latin «trans» (par delà ou à travers) et «parere» (paraître). La limpidité de cette source explique que le sens du mot ne varie guère au cours du temps et qu’il reste aujourd’hui à peu près univoque. L’analyse strictement linguistique du mot «transparence», d’ailleurs, tourne court dans la mesure où elle renvoie immédiatement sur ce que l’on appelle des universaux («à travers» et «paraître»), c’est-à-dire des éléments de sens premiers, non décomposables en éléments plus simples qui les constitueraient par combinaison. «Etre» est un autre de ces quelques universaux seulement définissables par relation avec leur négation (être... ou ne pas être) ou en rapport avec l’affirmation de leur contraire (être... ou paraître). Transparaître, c’est paraître à travers. Un point, c’est tout. Le mot «transparence», en tant que signe, est lui-même transparent : il laisse clairement voir son signifié derrière (à travers) son signifiant. Point ici d’étymologie mystérieuse, de métaphore obscure ou de propos équivoque. Au renfort de la linguistique (étude des mots et des phrases), il faudra donc appeler la sémiotique (étude des signes et des idéologies) pour nous éclairer sur le sens caché de la transparence.
II - La signification de la transparence
2.1 - La transparence et le visuel
La transparence s’entend au sens propre ou figuré. Au sens propre, la transparence relève du visuel : c’est la translucidité (qualité d’un corps qui laisse passer la lumière et qui laisse donc paraître les objets qui se trouvent derrière lui). Au figuré, la transparence symbolise la vérité : c’est l’évidence et la clarté (qualité de ce qui laisse paraître la réalité toute entière, qui exprime la vérité sans l’altérer, qui laisse voir le sens). Le contraire de la transparence, c’est l’opacité et l’obscurité. La transparence, tout comme l’opacité, est une qualité graduelle : un objet peut être plus ou moins transparent, depuis le diaphane qui dévoile troublement jusqu’au limpide qui laisse voir avec netteté. Ainsi, entre le vaporeux (un peu transparent) et le brumeux (un peu opaque), c’est la façon de considérer les choses qui change (comme dans le cas du verre à moitié plein ou vide). La transparence est surtout associée à l’eau (clair comme de l’eau de roche). L’eau d’un diamant ou d’une perle désigne ainsi sa transparence. Contrairement à l’air, en effet, trop immatériel pour être vraiment imaginé comme un obstacle, la figure de l’eau, surtout sous sa forme solide (glace, verre, cristal), représente bien le paradoxe de la transparence renvoyant à l’idée d’un obstacle réel mais invisible, laissant passer la lumière mais rien d’autre, et séparant sans cacher.
2.2 - La transparence et l’obstacle
Il faut distinguer le substantif «transparence» (situation où une chose apparaît à quelqu’un à travers une autre), du verbe «transparaître» (paraître au travers de quelque chose) et de l’adjectif «transparent» (qui laisse transparaître). La structure actantielle de la transparence, de fait, suppose au moins trois rôles distincts : un objet vu, un sujet voyant, et entre eux un obstacle nié en tant qu’opposant visuel. Or ces trois rôles sont passifs : l’objet transparaît sans s’exhiber, l’obstacle se contente de laisser transparaître, le sujet voit sans regarder. La transparence, c’est un objet qui apparaît sans rien faire pour cela, à un sujet qui n’a rien demandé, à travers un obstacle qui ne joue pas son rôle. La transparence ne décrit pas une action mais un état. En l’occurrence un état de presque parfaite communication entre le spectateur et le phénomène qui lui apparaît malgré l’obstacle inévitablement niché dans la distance qui les sépare. Même s’il est réduit à un presque rien (si transparent qu’il donne l’impression de ne pas exister), c’est toutefois l’obstacle qui donne tout son sens à la transparence dans la mesure où il manifeste en le niant le divorce entre l’être (de l’objet) et le paraître (à un sujet). Cependant, à partir du moment où la transparence n’est plus considérée comme un état mais comme un acte de communication, il faut prendre en compte un quatrième intervenant, non plus passif mais actif, dont le rôle est de lever l’obstacle au savoir de l’observateur. En réalité, un même acteur joue souvent le rôle de sujet dévoileur et d’objet dévoilé dans le cadre d’une action réflexive (se dévoiler, se découvrir, se mettre à nu).
2.3 - La transparence et la vérité
La transparence, en tant que figure de la vérité (être et paraître : le nu), s’oppose d’abord au secret (être et ne pas paraître : le voilé). Est affiché comme transparent ce qui pourrait être caché mais ne l’est. Là encore, la transparence suppose un obstacle neutralisé en tant qu’écran visuel ou plus généralement en tant qu’opposant au savoir vrai d’un observateur. La transparence convoque donc un récit de la véridiction. Ainsi, en devenant transparent, le voile fait passer l’observateur du secret au vrai. La transparence, cependant, peut aussi s’opposer à l’illusion (ne pas être et paraître : le déguisé), qui non seulement cache la vérité mais la travestit. Pour passer de l’illusoire au vrai, on devra dénoncer le mensonge comme faux (ne pas être et ne pas paraître), c’est-à-dire faire reconnaître le déguisement comme tel, avant de le faire tomber pour révéler la véritable nature des choses. Le manque de transparence, quant à lui, supposera le masquage (secret) et éventuellement le maquillage (illusion) de la vérité. La transparence apparaît finalement comme une absence à la fois de secret et de mensonge.
III - Les implications de la transparence
3.1 - La transparence et la confiance
Au sens propre, la transparence n’autorise qu’un contact visuel. On peut voir mais pas toucher, sentir, goûter, entendre. Or en ne révélant qu’un aspect de la vérité, la transparence peut paraître illusoire. Elle n’exclut pas le mensonge par omission : ce que l’on montre est vrai, mais n’est pas forcément toute la vérité. Le doute s’installe. On ne nous montre que ce qu’on veut bien nous montrer. Comme l’illusionniste qui nous demande de regarder ici afin que nous ne voyons pas ce qui se passe là. Pour être crédible, la transparence doit être totale. Pour être effective, elle suppose en outre la capacité de l’observateur à décoder ce qu’on lui donne à voir, dont la complexité peut constituer un camouflage en soi. L’obstacle peut aussi être situé du côté du sujet, dans son manque de discernement ou son aveuglement. Finalement la transparence, même si elle relève du savoir et non du croire, ne va pas sans confiance. Confiance de l’observateur, qui veut bien croire que ce qu’on lui montre est la vérité. Confiance de celui qui, se mettant à nu, veut croire que sa franchise ne sera pas exploitée comme une faiblesse.
3.2 - La transparence et le pouvoir
Le manque de transparence (le secret ou le mensonge : la rétention ou la déformation de l’information) est une des bases du pouvoir surtout lorsqu’il se veut absolu. Si la démocratie promeut officiellement la transparence, la dictature ne peut s’accorder d’une libre circulation du savoir. Car partager le savoir, c’est partager le pouvoir, et donc perdre un peu du sien. Dans tous les jeux stratégiques et manipulatoires, au poker comme en affaires, ou à la guerre, le gagnant est celui qui parvient non seulement à ne pas révéler la véritable nature des cartes qu’il a en main, mais encore à faire croire qu’il possède des cartes qu’il n’a pas en réalité. On cache ses faiblesses et on donne l’illusion de sa force pour dissuader. Ou à l’inverse, on fait croire à sa faiblesse afin de surprendre par sa force. Au contraire, on l’a vu, se découvrir c’est se mettre en danger, lorsque l’on considère le partenaire comme un adversaire.
3.3 - La transparence et la responsabilité
Mais veut-on tout savoir? Car si savoir constitue un pouvoir et peut être un droit, c’est aussi une responsabilité. Certains préfèrent ainsi ne pas savoir, pour pouvoir dire un jour pour se disculper qu’ils ne savaient pas. En effet, la différence entre la responsabilité et la culpabilité, c’est bien le savoir. Les responsables politiques savaient-ils pour la torture en Algérie? Les électeurs d’Hitler savaient-ils pour les camps de la mort? Toute vérité n’est pas bonne à savoir et à dire, même après coup. La transparence, lorsqu’elle appelle la repentance, n’a pas que des partisans.
IV - Les limites de la transparence
4.1 - La transparence et le mystère
La transparence n’est pas une qualité universellement valorisée. Si un raisonnement brumeux ne saurait être satisfaisant pour l’esprit, un voile vaporeux et un maquillage subtil sublime la beauté. La transparence ne vaut que dans l’univers du savoir et du besoin, pas dans celui du croire et du désir. Aucune transparence, mais au contraire beaucoup de mystère (mystère, mythique et mystique ont la même étymologie) dans tout ce qui touche à la religion et la foi. Les fantômes eux-mêmes n’apparaissent que voilés. L’apparition miraculeuse est l’exception qui confirme cette règle du mystère constitutive du sacré. Ainsi, dans la bible, point de démonstration philosophique de l’existence de Dieu, mais un discours parabolique et allégorique dont il revient à des spécialistes de dévoiler les sens possibles. Dans tous les domaines, et notamment dans ce qui touche au pouvoir politique, la culture du secret participe à la sacralisation. N’est pas qui veut dans le secret des dieux. Décrivant non plus un objet mais un sujet, enfin, la transparence n’est pas forcément une qualité. Dire de quelqu’un qu’il est transparent, cela veut dire qu’il est si franc qu’on peut lire ses pensées à travers ces fenêtres de l’âme que sont les yeux des gens purs. Ou bien qu’il a si peu de personnalité qu’il est insignifiant. La profondeur rend difficile le transparaître de la lumière. A l’inverse, le manque de clarté n’est pas une garantie de profondeur.
4.2 - La transparence et l’intimité
La transparence, souvent revendiquée dans la sphère publique, est strictement encadrée dans la sphère du privé, protégée par le droit à l’intimité, le respect de la dignité, le secret professionnel. La transparence, en effet, suppose l’existence d’un contrat : le regardé, en s’offrant au regard, se soumet au jugement du regardant pour lui prouver qu’il mérite bien sa confiance. A l’inverse, vous n’avez pas le droit de voir ce qui ne vous regarde pas et ne veut pas être regardé. D’où l’ambiguïté de la presse à scandale. Où commence et finit la vie privée des gens publics? Le débat autour des «reality shows», émissions dont les noms suffisent à décrire le principe (Big brother, Bas les masques, Strip tease, Confessions intimes...), témoigne aussi de cette ambiguïté. Les chaînes concernées se défendent en soulignant le consentement des cobayes : le voyeurisme des spectateurs est autorisé par l’exhibitionnisme des «acteurs», les uns et les autres étant liés de fait par un contrat librement consenti. Enfin, le débat législatif autour du droit à l’image se perd dans la contradiction entre le devoir de montrer la vérité et la nécessité de respecter la dignité des personnes privées, réelles... et identifiables. On peut ainsi montrer une tribu d’africains faméliques mais pas un homme politique français avec les menottes que lui a passées la justice de son pays.
4.3 - La transparence et l’objectivité
Le problème de la transparence (sa possibilité ou son impossibilité) implique un débat entre différentes théories de la connaissance. Dans la mesure où c’est lui qui pose les questions (y compris celle de sa propre réalité), le sujet n’est jamais remis en cause dans son existence (je pense donc je suis). L’objectivité du monde, en revanche, peut être mise en doute. Pour les objectivistes, le monde a une réalité autonome par rapport au sujet qui l’observe (la transparence de l’obstacle est alors envisagée comme un idéal à atteindre pour accéder à une connaissance «immédiate»). Pour les subjectivistes, au contraire, il n’y a d’autre réalité que celle du sujet qui se fait des idées pour imaginer le monde (obstacle et transparence ne sont dans ce cas que des idées parmi d’autres). Pour les structuralistes, enfin, sujet et objet n’existent que dans leur relation et il n’y a d’autre réalité appréhendable que celle de l’obstacle, à savoir la langue qui sert au sujet à penser le monde et à se penser lui-même (la transparence n’est alors qu’un effet de sens). Le concept de transparence convoque donc d’abord une philosophie objective : ce qui transparaît malgré l’obstacle doit être doté au départ d’une réalité objectivable.
V - La possibilité d’une transparence nucléaire
Le nucléaire a d’abord été associé à la chose militaire. Il s’inscrivait d’entrée dans le cadre du secret défense, à l’opposé de la transparence. Le nucléaire civil, pour d’évidentes raisons de sécurité, impose aussi parfois certaines restrictions à la transparence. En outre, l’énergie représentant un enjeu stratégique lié à l’indépendance nationale, la limite entre le nucléaire militaire et civil est floue. Le nucléaire en général participe donc plus ou moins de la raison d’état, et une partie du public peut avoir l’impression qu’on ne lui dit pas tout, notamment parce qu’il ne serait pas en mesure de tout comprendre. Pour le profane, en effet, le nucléaire, invisible et largement incompréhensible, se situe à la frontière de la matière et de l’immatériel, aux portes du surnaturel. Il renvoie, du côté du passé, au mystère de l’origine du monde. Du côté de l’avenir, il porte en lui la promesse d’un monde meilleur... ou la menace d’une apocalypse. Mais le public dans son ensemble souhaite-t-il être pleinement informé? Bénéficiant des avantages du nucléaire, il ne veut pas forcément assumer la responsabilité associée à la connaissance des risques de cette énergie un peu «magique». Finalement, la transparence nucléaire suppose la clarification du contrat social par lequel les citoyens acceptent de prendre en charge collectivement la maîtrise des coûts réels ou virtuels d’un choix énergétique répondant à un besoin de la société. La demande de transparence faite aux responsables du nucléaire ne peut dès lors aller, du côté du public, sans une volonté de partage des responsabilités. Pour en revenir à la linguistique, la transparence, sur le mode réflexif, c’est la conscience (en l’occurence collective), donc le contraire du refoulement.